lundi 24 décembre 2018

lundi 15 octobre 2018

Les chaînes (partie 1)


Le monde entier aspire à la liberté, et pourtant chaque créature est amoureuse de ses chaînes. Tel est le premier paradoxe et l’inextricable nœud de notre nature.

L’homme est amoureux des liens de la naissance ; aussi se trouve-t-il pris dans les liens jumeaux de la mort. Dans ces chaînes, il aspire à la liberté de son être et à la maîtrise de son accomplissement.

L’homme est amoureux du pouvoir ; aussi est-il soumis à la faiblesse. Car le monde est une mer et ses vagues de force se heurtent et déferlent sans cesse les unes contre les autres ; celui qui veut chevaucher la crête d’une seule vague doit s’effondrer sous le choc de cent autres.

L’homme est amoureux du plaisir ; aussi doit-il subir le joug du chagrin et de la douleur. Car la félicité sans mélange n’existe que pour l’âme libre et sans passion ; mais ce qui poursuit le plaisir dans l’homme est une énergie qui souffre et qui peine.

L’homme est assoiffé de calme, mais il a faim aussi des expériences d’un mental agité et d’un cœur inquiet. Pour son mental, la jouissance est une fièvre, le calme, une monotone inertie.

L’homme est amoureux des limitations de son être physique, et cependant il voudrait avoir aussi la liberté de son esprit infini et de son âme immortelle.

Et quelque chose en lui éprouve une étrange attraction pour ces contrastes. Pour son être mental, ils constituent l’intensité artistique de la vie. Ce n’est pas seulement le nectar, mais le poison aussi qui attire son goût et sa curiosité.

Il existe une signification pour toutes ces choses et une délivrance de toutes ces conditions. Dans ces combinaisons les plus folles, la Nature suit une méthode, et ses nœuds les plus inextricables ont leur dénouement...

Extrait de Aperçu et Pensées

dimanche 14 octobre 2018

Les chaînes (partie 2)


La mort est la question que la Nature pose continuellement à la vie pour lui rappeler qu’elle ne s’est pas encore trouvée elle-même. Sans l’assaut de la mort, la créature serait liée pour toujours à une forme imparfaite. Poursuivie par la mort, elle s’éveille à l’idée d’une vie parfaite et en cherche les moyens et la possibilité.

La faiblesse pose la même épreuve et la même question aux forces, aux énergies et aux grandeurs dont nous nous glorifions. Le pouvoir est le jeu de la vie ; il en donne la mesure et révèle la valeur de son expression. La faiblesse est le jeu de la mort qui poursuit la vie dans son mouvement et fait sentir les limites de l’énergie qu’elle a acquise.

Par la douleur et le chagrin, la Nature rappelle à l'âme que les plaisirs dont elle jouit sont seulement un faible reflet de la joie réelle de l’existence. Chaque souffrance, chaque torture de notre être contient le secret d’une flamme d’extase, devant laquelle nos plus grandes jouissances sont comme des lueurs vacillantes. C’est ce secret qui fait l’attraction de l’âme pour les grandes épreuves, pour les souffrances et les expériences terribles de la vie, alors même que notre mental nerveux les abomine et les fuit.

L’agitation fébrile et le prompt épuisement de notre être actif et de ses instruments d’action sont le signe de la Nature que le calme est notre vrai fondement et que l’excitation est une maladie de l’âme. La stérilité et la monotonie du calme pur et simple sont aussi le signe de la Nature que le jeu de l’action sur cette base inaltérable est ce qu’elle attend de nous. Dieu joue à jamais et n’est pas troublé.

Les limitations du corps sont un moule ; l’âme et le mental doivent se verser en elles, les briser et les refaçonner constamment en de plus vastes limites, jusqu’à ce que soit trouvée la formule d’accord entre cette finitude et leur propre infinité.

Extrait de Aperçus et Pensées
En illustration : une photo de Laurent Zylberman

samedi 13 octobre 2018

Les chaînes (partie 3)

La liberté est la loi de l’être en son unité illimitable, le maître secret de la Nature tout entière. La servitude est la loi de l’amour en l’être qui se donne volontairement pour servir le jeu de ses autres « moi » dans la multiplicité.

Quand la liberté travaille dans les chaînes et quand la servitude devient une loi de la Force et non de l’Amour, la vraie nature des choses est déformée et le mensonge gouverne l’action de l’âme dans l’existence.

La Nature part de cette déformation et joue avec toutes les combinaisons qui peuvent en résulter avant de lui permettre d’être rectifiée. Ensuite, elle rassemble l’essence de toutes ces combinaisons en une nouvelle et féconde harmonie d’amour et de liberté.

La liberté vient d’une unité sans limites, car tel est notre être véritable. Nous pouvons trouver en nous-mêmes l’essence de cette unité ; nous pouvons aussi devenir conscients de son jeu en union avec tous les autres. Cette double expérience est le dessein intégral de l’âme dans la Nature.

Quand nous avons réalisé en nous-mêmes l’unité infinie, alors, nous donner au monde est liberté parfaite et empire absolu.

Infinis, nous sommes affranchis de la mort, car la vie devient un jeu de notre existence immortelle. Nous sommes affranchis de la faiblesse, car nous sommes la mer tout entière jouissant des myriades de chocs de ses vagues. Nous sommes affranchis du chagrin et de la douleur, car nous apprenons à harmoniser notre être avec tout ce qui le touche et à trouver en toute chose l’action et la réaction de la joie de l’existence. Nous sommes affranchis des limitations, car le corps devient un jouet de l’esprit infini et apprend à obéir à la volonté de l’âme immortelle. Nous sommes affranchis de la fièvre du mental nerveux et du cœur, et cependant nous ne sommes pas contraints à l’immobilité.

L’immortalité, l’unité et la liberté sont en nous, attendant notre découverte ; mais pour la joie de l’amour, Dieu en nous sera toujours la Multitude.

Extrait de Aperçus et Pensées

samedi 10 mars 2018

Ce destin sans ordre qui imite le hasard


Tout ce qui transparaît sur la terre et tout ce qui est au-delà
Fait partie d’un plan sans limites
Que l’Unique garde en son cœur et seul connaît.

Ce qui nous arrive au-dehors porte sa semence au-dedans
Et même ce Destin sans ordre qui imite le Hasard,
Cette masse de conséquences inintelligibles,
Sont le graphique muet de vérités qui oeuvrent, invisibles :
Les lois de l’Inconnu créent le connu.

Les évènements qui façonnent l’apparence de nos vies
Sont le message codé de pulsations subliminales
Que rarement nous surprenons ou vaguement nous sentons,
Ils sont l’effet de réalités refoulées
Qui émergent à peine au jour matériel :
Ils naissent du soleil des pouvoirs cachés de l’esprit
Se creusant un tunnel au travers de l’urgence.

Mais qui va sonder le gouffre énigmatique
Pour apprendre quelle nécessité profonde de l’âme
A déterminé l’acte fortuit et sa conséquence ?

Absorbés dans une routine d’actions quotidiennes,
Nos yeux sont fixés sur une scène extérieure ;
En entendant craquer les roues de la Circonstance
Nous nous interrogeons sur la cause cachée des choses.

Extrait de Savitri

dimanche 4 février 2018

Le labeur d'un dieu

















J'ai ramassé mes rêves dans un air argenté
Entre l’or et le bleu
Et les ai enveloppés là doucement et laissés là,
Mes rêves précieux de vous.

J’avais espéré bâtir un pont d’arc-en-ciel
Pour marier le sol au ciel
Et semer dans cette minuscule planète dansante
L’atmosphère de l’infinitude.

Mais nos cieux étaient trop brillants, trop lointains,
Trop frêle leur substance éthérée,
Trop splendide et soudaine notre lumière ne pouvait pas rester ;
Les racines n’étaient pas assez profondes.

Celui qui voudrait apporter ici les cieux
Doit descendre lui-même dans l’argile
Et porter le fardeau de la nature terrestre
Et fouler le chemin douloureux.

Forçant ma divinité je suis descendu
Ici sur cette terre sordide,
Ignorante, laborieuse, produit de l’humain
Entre les portes de la mort et de la naissance.

J’ai creusé profond et longtemps
Dans une horreur de fange et de boue
Un lit pour le chant de la rivière d’or
Une demeure pour le feu qui ne meurt pas.

Poème de Sri Aurobindo (première partie). Le texte original est en anglais : A GOD’LABOUR. La première traduction en français paraît aux Editions Sri Aurobindo Ashram, Pondichéry, en 1972. Puis Satprem en effectue une traduction pour les Editions Institut de Recherches Evolutives basées à Paris, en 2004. Le texte qui précède comporte quelques modifications par rapport aux deux traductions précédemment citées, modifications effectuées par l'auteur de ce blog, Mudita.

Illustration : Pierre Soulages, Peinture 1959